Adieu petit frère
Te souviens-tu de notre première rencontre ? C’était en 1959 Tu avais huit ou neuf ans. Tu jouais au ballon avec une bande de gamins derrière l’enclos en euphorbes candélabres de la maison familiale. Je revois encore ton petit visage barbouillé de poussière barré par un large sourire parce que tu venais de marquer un but ! Soudain, il y a eu une clameur et un roulement de tambours. Une horde de Hutus armés de machettes a jailli, tel un essaim d’abeilles, du bosquet d’eucalyptus en haut de la colline. Et le massacre a commencé. Celui de tes voisins, de tes parents. Ta mère a juste eu le temps de crier : cours, cours vers la forêt de papyrus. De cette première violence tu as gardé cette ombre furtive, qui parfois voilait ton beau regard.
Te souviens-tu ? Bien sûr, tu te souviens de ces nuits sans lune. Cachés dans les marais de papyrus, traqués comme des bêtes sauvages, enfoncés dans l’eau boueuse, vous deviez avancer en silence. On te disait de bâillonner les plus petits pour que leurs gémissements ne signalent votre présence aux assassins. On te disait aussi : si tu es pris, tâche de mourir dignement ! Discrétion et dignité, cet héritage des marais de la peur t’a accompagné toute ta vie.
Puis, il ya eu les années d’exil. Au Burundi d’abord, ensuite en France. Sans guide, sans repères, tu as su apprivoiser la jungle parisienne, t’intégrer comme on dit aujourd’hui.
D’abord professionnellement. Journaliste à RFI, tu as évité le service des sports et ses héros à la gloire éphémère, le service politique dont les acteurs te rappelaient un passé enfoui. Tu as choisi la culture, un monde qui te ressemble. Celui où les fêlures de l’âme se transforment en ravissement pour l’esprit. Ecrivains, poètes, cinéastes…les créateurs d’Afrique et de la Caraïbe ont trouvé en toi un complice, une âme sœur. Avec ta sensibilité à fleur de peau, ta chaleur humaine, à ton micro, ils donnaient le meilleur d’eux-mêmes. Ils sont devenus ta deuxième famille.
Ton magazine « Mille Soleils » était comme une incantation pour inonder de lumière un continent tenté par l’abîme.
Mais tu as fait mieux encore. Tu as conjuré l’extermination des tiens en te donnant une descendance : Irène, ta radieuse fille dont tu étais si fier. Sa naissance était à la fois un hommage aux disparus de 1959, un défi à ceux qui voulaient éteindre le nom de ta famille à tout jamais, mais surtout une renaissance pour toi.
Mais les forces du mal n’avaient pas désarmé. Le génocide des Tutsis du Rwanda en 1994 fut pour toi une réunification du passé et du présent. Trois mois d’angoisse, de nuits blanches et de journées de cauchemars. Je revois encore ta frêle silhouette dans les couloirs de laMaison de la Radio entrain de compulser les dépêches qui ne donnaient que le nombre des morts, jamais celui des survivants.
Au lendemain du génocide, tu as mobilisé tes amis écrivains de « FestAfrica » dans une opération inédite baptisée « Ecrire pour la Mémoire ». Ils ont sillonné le Rwanda, écouté les murmures des rescapés et produit des œuvres qui sortent le génocide des Tutsis de l’enclave des collines.
Merci petit frère.
Encore une dernière image avant le dernier adieu.
C’était l’été dernier, à l’occasion de ma fête de départ de RFI. Tu es arrivé comme d’habitude avec une heure de retard, et un magnum de champagne. Au milieu des larmes et des rires, et sur fond d’un morceau de reggaie, tu m’as invitée à danser. Nous avons esquissé quelques pas de danse traditionnelle rwandaise. Un clin d’œil à ce pays qui fut pour toi à la fois une blessure et une béquille dans la vie. Dignité et discrétion, toujours cet héritage des marais. Qui pouvait imaginer, à te voir chauffer la salle, que tu te savais condamné ?
Je viens de te rendre visite à la morgue. Je n’arrive pas à réaliser que tu n’es plus là. J’ai cru à un moment que tu allais sortir avec moi. Tu as l’air serein, paisible, plus de peur, plus de cauchemars. Tu as sur le visage l’ébauche d’un sourire, celui d’un gamin de neuf ans qui rentre à la maison après une escapade.
Vas en paix petit frère, pars retrouver les tiens, les nôtres.
Madeleine Mukamabano