Colette Braeckman
10/11/07
Pour tourner « Opération Turquoise », Alain Tasma et Gilles Taurand, les producteurs de Canal plus et de Cipango, ont choisi les meilleurs décors, les meilleurs acteurs : les collines du sud est du Rwanda, des figurants qui jouaient le rôle qu’ils tenaient en 1994, du côté des victimes ou du côté des bourreaux et d’excellents acteurs français comme Bruno Todeschini dans le rôle du colonel Rambert. Le résultat est saisissant : avec réalisme et pédagogie, sans la moindre complaisance, ce téléfilm montre comment des soldats français, membres des troupes d’élite, ont débarqué au Rwanda le 22 juin 1994. Les uns ignoraient tout du pays mais la découverte des charniers ne tarda pas à les affranchir. Les autres avaient du Rwanda une connaissance très particulière: non seulement ils haïssaient Kagame et ses hommes mais surtout, voici moins d’un an, ils avaient formé soldats et miliciens, leur apprenant les techniques de tir, mais aussi l’efficace maniement des armes blanches…Débarquant au Rwanda alors que des centaines de milliers de Tutsis ont déjà été massacrés, tous ces hommes, ignorants, naïfs ou cyniques, partagent le même effarement : ils sont accueillis en libérateurs par des hommes dont les machettes dégoulinent de sang, ils découvrent que les « amis » qui débouchent des bouteilles en leur honneur sont responsables des pires crimes, ils cheminent sur des pistes jonchées de cadavres et les quelques Tutsis qu’ils découvrent leur crachent au visage.
La polémique suscitée en France par l’Opération Turquoise n’est pas éteinte :livres et colloques, accusateurs ou révisionnistes, se succèdent, les relations diplomatiques entre Paris et Kigali sont toujours rompues à la suite de l’inculpation de neuf responsables rwandais, accusés d’avoir mené l’attentat contre l’avion du président Habyarimana et à Kigali, la Commission d’enquête indépendante dirigée par l’ancien procureur Jean de Dieu Mucyo se prépare à publier ses conclusions sur l’implication de la France dans le génocide. C’est dire si les blessures saignent toujours : le Rwanda estime que la France, non seulement n’a jamais reconnu ses torts et demandé pardon, tandis qu’en France, les officiers qui ont participé à Turquoise se sont organisés pour ajouter les calomnies au déni de réalité…
Le film de Tasma, avec vigueur et vraisemblance, apporte une contribution importante à l’établissement de la vérité. Réalisé avec les conseils du journaliste Patrick de Saint Exupéry et illustrant en partie son témoignage, il relate des épisodes à la fois connus mais toujours incompréhensibles : le fait que, sur la colline de Bisesero, il a fallu trois longues journées pour que les Français reviennent porter secours à des Tutsis qu’ils avaient découverts par hasard (un délai mis à profit par les miliciens pour massacrer quelques fournées supplémentaires…), le fait que, pour cette opération « humanitaire », seules avaient été engagées des troupes de combat, GIGN et forces spéciales…. Le film donne aussi une information inédite, il montre comment, dans les environs de Butare, un convoi français tomba dans une embuscade tendue par le FPR. Une humiliation jusqu’à présent demeurée « secret militaire », tu par la France, respecté par Kigali et on ne saura jamais si des Français furent alors faits prisonniers ni comment ils furent libérés….
« Opération Turquoise » illustre bien les complicités et les ambigüités de l’engagement français au Rwanda. Cependant, son souci de rendre la complexité de la situation, de camper plusieurs acteurs illustrant toutes les facettes de la tragédie risque de le rendre peu lisible aux yeux du grand public, qui ne retiendra que le souvenir de militaires chargés d’une mission ambiguë, jetés dans une tragédie qui les dépasse et dont ils ne comprennent pas la trame. D’autant moins qu’à part quelques allusions au président Mitterrand et à François Sarkozy, qui était à l’époque le porte parole du gouvernement, sont épargnés ceux qui, en définitive donnaient des ordres aux militaires, c’est-à-dire les responsables politiques…
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