La longue marche de la vérité.

 Afrique Asie

22/10/12

 

Avec Silence Turquoise, un pas en avant important est accompli pour reconstruire le rôle de la France dans le génocide de 1994 au Rwanda. L’un des deux auteurs s’en explique avec Afrique Asie.

Journaliste à France Culture, Laure de Vulpian enquête depuis 2001 sur le Rwanda. Elle cosigne Silence Turquoise (1) avec Thierry Prungnaud, adjudant-chef du Groupe d’intervention de la gendarmerie nationale (GIGN), présent sur le terrain à l’époque des faits. Responsable de la rubrique justice dans sa rédaction, elle a bien voulu commenter son ouvrage avec Afrique Asie.

AA La première partie du texte est consacrée à l’épisode de Bisesero, zone d’ombre majeure de la Turquoise.

LdV Bisesero est le lieu emblématique de la résistance des Tutsi depuis les premiers massacres de 1959. Au début du génocide, tous les Tutsi de la région y convergent. Son histoire, par rapport au génocide, se résume en deux dates: 27 juin et 30 juin 1994. Le 27, ‘Diego’ (2), un lieutenant colonel de l’Armée de l’Air, arrive à Bisesero et se rend compte que des massacres de Tutsi y ont lieu. Il s’aperçoit ainsi que les informations reçues par les hauts officiers de la Turquoise n’étaient pas les justes.

Ceux-ci leur avaient parlé de rebelles tutsi de l’FPR qui massacraient les populations hutu, alors qu’il s’agissait du contraire : des miliciens hutu tuaient les civils et les victimes étaient des Tutsi ! On présentait un cadre de guerre civile, alors qu’un génocide était en cours.

AA Comment réagit-il ‘Diego’ ?

LdV Il envoie un fax avec un compte rendu à son supérieur, le colonel Rosier. Malgré les dénégations de quelques officiers, comme le général Lafourcade, commandant de l’OT et le même Rosier, cela est prouvé  par les documents déclassifiés remis aux magistrats français qui s’occupent de cette affaire suite à une plainte déposée en 2005 par des rescapés du génocide. En dépit de l’information reçue, Rosier ne fait rien et, quand les militaires français interviennent trois jours après, la moitié des Tutsi avaient été exterminés.

AA Dans son ouvrage Noirs fureurs, blancs menteurs (3), le journaliste Pierre Péan publie le fax dans lequel ‘Diego’ fait son compte rendu à Rosier, mais il est daté 29 juin. Ce qui justifierait l’intervention française le 30.

LdV Ce fax est en réalité une copie, la réexpédition, deux jours plus tard, du fax du 27 juin dont on a fait disparaître la date et l’entête. Par ailleurs, j’ai pu accéder aussi à un message, toujours daté 27 juin, envoyé à l’état major par Lafourcade. Il se réfère à la possibilité que des Tutsi soient poursuivis par les tueurs. Le général suggère, parmi d’autres hypothèses, celle de « ne rien faire et laisser se perpétrer des massacres dans notre dos » (4). Or, on pourrait en savoir plus si on avait la réponse de l’état major. Mais cela fait partie d’un document qui n’a pas été déclassifié. Il faudrait demander de le déclassifier. Alors, on se trouvera peut être face à un ordre qui sera ‘accusateur’, un ordre justement de « ne rien faire et laisser se perpétrer des massacres dans notre dos ».

AA Quelle explication faut-il donner de cette attitude, qui implique des responsabilités de haut niveau?

LdV Elle est forcement politique et c’est terrible. On peut comprendre ces faits si l’on connaît l’alliance qui liait la France au Rwanda à l’époque. La France soutenait le président hutu du Rwanda, Habyarimana, en guerre contre le FPR, dont le leadership était tutsi. De 1990 à ‘93, l’armée française est intervenue au Rwanda. Les militaires français se sentaient culturellement proches des Hutu. Alors, on présentait la situation sous l’angle militaire en disant à l’opinion publique et aux soldats de la Turquoise que la guerre civile avait repris et que les Tutsi tuaient les Hutu !

AA Passons maintenant à l’aspect qui concerne le statut de la Turquoise : opération humanitaire ou politico-militaire ?

LdV L’aspect humanitaire de la Turquoise se limite surtout à l’ex-Zaïre pour faire face à l’épidémie de choléra et là, ce sont les Hutu qu’on sauve. Per contre, l’état major avait préalablement décidé de créer une Zone humanitaire sure (ZHS) à partir du cinq juillet. Cela change la nature de l’opération qui devient politico-militaire. L’expression ZHS est un concept onusien que la France a repris à son compte. Au début, elle ne paraissait pas dans la résolution 929 qui crée l’OT. Mais le président Mitterrand et son chef d’état major particulier, le général Quesnot, ne voulaient pas que le FPR gagnait la guerre. Il fallait au moins l’empêcher de la gagner sur la totalité du territoire rwandais. Pour ce faire, ils décidèrent de lui enlever une partie de ce territoire en créant la ZHS.

AA On n’est pas là à une idée de balkanisation, de création d’une sorte de hutuland dans l’ouest de la république du Rwanda ?

LdV Je vous lis cette note de la Présidence de la république, datée 6 mai ’94 : « Le FPR refuse tout cessez le feu et aura incessamment atteint ses buts de guerre : le contrôle de toute la partie est du Rwanda y compris la capitale afin de constituer une continuité territoriale entre l’Ouganda, le Rwanda et le Burundi. Le président Museveni et ses alliés auront ainsi constitué un ‘Tutsiland’ avec l’aide anglo-saxonne… ». Rédigée par Quesnot, cette note figure dans les archives personnelles de Mitterrand auxquelles j’ai eu accès.

AA Les autorités françaises étaient donc hantées par cette idée de ‘Tutsiland’.

LdV Les autorités françaises étaient hantées par l’idée que le Rwanda n’était plus Hutu mais Tutsi. Elles voulaient l’empêcher et que est-ce qu’elles vont faire ? Regardez cet élément, toujours issu des archives Mitterrand. C’est la carte du Rwanda, sur la quelle est rajoutée une ligne de démarcation qui traverse le pays verticalement. Elle représente l’état des forces et du pays en mai, c'est-à-dire avant l’OT : à droite, il y a la zone prise par le FPR, et à gauche celle qu’il doit encore conquérir. Le mot qui est rajouté à la main sur cette carte, dans la section de droite, est le mot ‘Tutsiland’. La France prévoit déjà d’occuper une partie du territoire rwandais qu’elle appellera Zone Turquoise, officiellement ZHS, sur la base d’un accord tacite donné par le Conseil de Sécurité selon la procédure du nihil obstat (rien ne s’y oppose). Le 1er juillet, la France envoie à Boutros Ghali, Secrétaire général de l’ONU, un courrier dans lequel elle déclare envisager cette ZHS, interdite à tout belligérant pour protéger les populations menacées. Elle affirme préférer l’aval des Nations unies auxquelles elle demande d’appliquer la procédure du nihil obstat. Elle s’attribue ainsi une partie du Rwanda dans laquelle elle va faire régner son ordre.

 AA Puis, cette ZHS devient le repaire des génocidaires.

LdV C’est l’effet d’aubaine de la ZHS pour les miliciens qui, en allant là bas, seront protégés du FPR ! C’est ainsi, que le gouvernement intérimaire, qui a fait exécuter le génocide, se retrouve le quinze juillet en ZHS. 

(1)     Laure de Vulpian – Thierry Prungnaud, Silence Turquoise. Rwanda 1992-1994. Responsabilités de l’Etat français dans le génocide des Tutsi. 450 pages, 19,90 euros. Editions Don Quichotte. Le titre est tiré du nom de l’opération menée en territoire rwandais par l’armée française du vingt-trois juin au vingt-deux août 1994, pendant et après le génocide qui a couté un million de mort au Pays des mille collines.

(2)     Jean-Remi Duval de son vrai nom.

(3)     Editions Mille et une nuits, novembre 2005. 550 pages, 22 euros.

(4)     Silence Turquoise, page 294.

 

Propos  recueillis par Luigi Elongui

Leave a Reply