Kä Mana
27/05/08
J’ai appris l’arrestation du sénateur Jean-Pierre Bemba au petit matin du dimanche 25 mai, sur les antennes de RFI. Comme si je ne voulais pas croire mes oreilles ni prêter foi à une information pourtant fiable diffusée par une radio internationale que j’écoute chaque matin, je fus envahi par une fureur soudaine, complètement irrationnelle. Un sentiment d’orage où la révolte, dlindignation et l’envie de protester, me plongeaient dans une colère de cyclone, alors que j’avais toujours nourri jusque-là une attitude de distance froide par rapport au destin politique du chef du MLC et à ses choix souvent contestables.
Sur le champ, je n’ai pas saisi le sens de cette fureur et de cette colère en moi. Je n’ai même pas cherché à me dégager de l’emprise incompréhensible que ce que je venais d’entendre exerçait sur tout mon être. Je sentais tout simplement que la nouvelle que je venais d’entendre était d’une extrême gravité et que notre pays subissait une sorte de tremblement de terre politique de la plus haute magnitude.
C’est progressivement, quand j’ai retrouvé mes esprits en cherchant à comprendre la signification de l’arrestation de Jean-Pierre Bemba, que j’ai perçue pourquoi ma réaction fut celle d’une terreur non maîtrisable et pourquoi il fallait sortir absolument de cette terreur pour regarder les réalités avec toute la lucidité réflexive nécessaire.
LE VRAI CRIMINEL N’EST PAS CELUI QUE VOUS CROYEZ
Malgré le fait que la menace d’être présenté devant la Cour pénale internationale pesait depuis un certain temps sur la tête de Jean-Pierre Bemba, rien ne laissait penser qu’un pays prendrait l’initiative d’arrêter le chef de l’opposition congolaise. Tous les débats concernant son destin politique tournaient autour de la possibilité de son retour au pays natal, dans la perspective d’une pacification du champ politique congolais et de la réconciliation entre le pouvoir et l’opposition, pour un fonctionnement calme et harmonieux des institutions de la troisième République. Il semblait même impensable que la Belgique, ce pays où le sénateur congolais dispose des soutiens solides et des parrains puissants, puisse décider que le chef de l’opposition de la RDC se retrouve neutralisé et mis hors course pour les « événements de Bangui ». Ces événements dont on croyait qu’ils avaient été analysés politiquement dans tous les sens en RDC, pour disculper le président du MLC et le mettre à l’abri de tout soupçon concernant son implication personnelle dans les crimes commis par ses troupes en RCA. Ayant été un acteur décisif dans le dialogue inter-congolais, un homme politique exemplaire qui a joué le jeu de la transition « 1+4 », des élections et de la mise sur pied des institutions de la troisième République en toute honnêteté, Jean-Pierre Bemba pouvait estimer que le procès en cannibalisme et en crimes contre l’humanité que ses ennemis politiques agitaient à tout moment n’était que mensonge et poursuite du vent. Comme vice-président de la République, il avait sûrement eu toutes les garanties de la part des faiseurs de rois au Congo pour pouvoir circuler tranquillement, comme il l’a fait jusqu’ici, sans aucune peur d’être inculpé par qui que ce soit. Je suis indigné de voir que cette confiance a été trahie en Belgique, là même où se préparaient les perspectives du retour du sénateur congolais à Kinshasa, dans les cadres des discussions avec le « prince » régnant.
Placé dans cette lumière, l’arrestation de Jean-Pierre Bemba n’est, ni plus ni moins, qu’une manœuvre de basse classe, un coup de traître qui poignarde un ami dans le dos. C’est une trahison de la part de la Belgique. Une trahison non pas seulement à l’égard de l’individu et de l’acteur politique qu’est Jean-Pierre Bemba, mais à l’égard de tout le peuple congolais qui considère le chef du MLC non comme un criminel passible d’une lourde peine devant les tribunaux nationaux ou internationaux, mais comme un responsable politique bénéficiant de la confiance d’une grande partie de la population. Un responsable digne d’être considéré comme un potentiel président de la République.
Que la Belgique décide d’arrêter cet homme et de le livrer à la Cour pénale internationale manifeste tout ce que ce pays enferme d’hypocrisie, de machiavélisme, de mensonge permanent et de manque de considération pour le peuple congolais. Au fond, depuis notre « indépendance », et bien avant, la Belgique a eu tendance à soutenir les pouvoirs en place contre les intérêts de notre peuple. Sa politique à l’égard de Mobutu a livré notre pays à un long règne du crime contre l’humanité, sans que les autorités belges ne menacent un seul instant Mobutu d’un procès auprès de qui que ce soit à l’échelle internationale. De même, dans le contexte actuel de tension avec sa « néo-colonie » congolaise, le pouvoir belge aura du mal à convaincre qu’il ne vient pas de sacrifier Jean-Pierre Bemba pour donner l’assurance à Joseph Kabila qu’il sera toujours, s’il le désire, « l’enfant choyé du Royaume ». Un enfant un peu nerveux ces derniers temps, mais dont on calme la nervosité en lui livrant sur un plateau la tête de son seul adversaire politique sérieux.
A mes yeux, un pays dont les autorités sont capables de se comporter comme les autorités belges viennent de le faire concernant Bemba est un pays peu fiable, dont tous les Congolais et toutes les Congolaises devraient se méfier. D’ailleurs, si les nations et les gouvernements dans leur ensemble pouvaient être traduits en justice devant la CPI, la Belgique aurait dû y être pour ses crimes contre l’humanité au Congo. Malheureusement, nous ne sommes pas encore dans un tel cas de figure. Nous ne pouvons dénoncer ici que l’état moral inquiétant que la Belgique manifeste dans sa gestion du problème « Bemba » quand, d’un côté elle envoie Louis Michel à Faro au Portugal tranquiliser le leader du MLC, et de l’autre, elle active les mécanismes de la justice pour arrêter le même Bemba et l’envoyer à la Cour pénale internationale.
UN LYNCHAGE MEDIATIQUE IRRESPONSABLE
L’autre choc qu’a eu sur moi l’arrestation de Jean-Pierre Bemba, c’est la manière même dont les médias rendent compte des crimes du leader congolais en Centrafrique. Sans aucun souci de lien entre les comportements des militaires du MLC appelés par le président Ange Félix Patassé pour sauver son pouvoir chancelant et l’implication réelle ou présupposée du chef militaire Bemba dans l’action sur le terrain, tout est présenté comme si les massacres et les viols organisés étaient directement planifiés, de sang froid, par ce chef militaire lui-même, dans un machiavélisme démoniaque et monstrueux.
On a l’impression que la cour internationale de justice va juger un monstre sexuel antédiluvien, qui aurait fait des ravages libidineux sur des petites vierges sans défense, des filles qu’il aurait égorgées après avoir cruellement abusé de leur innocente. Pourtant, nous savons qu’un procès sur les événements de Bangui a eu lieu au sein même des milices de Jean-Pierre Bemba. Des exécutions capitales y ont eu lieu. Des sanctions ont été vigoureusement infligées aux responsables des viols et des carnages. Malgré les manipulations de ce type de procès et les réserves que l’on peut émettre quant à leur signification, il est clair au moins que le sénateur du MLC n’y est pas apparu comme le monstre que les médias décrivent en inventant maintenant un coupable parfait à présenter à la Cour pénale internationale.
J’ai éprouvé une profonde révulsion face à cette construction de l’image du « criminel parfait », surtout quand les médias, avec témoins à la clé, veulent rendre compte de ce qui s’est tragiquement déroulé à Bangui, à la demande du président Ange-Félix Patassé. Curieusement, celui-ci est à peine cité aujourd’hui alors qu’il était, à cette époque-là, le vrai moteur de l’intervention des troupes de Bemba en RCA. Ce silence sur le cerveau de l’opération est significatif : il permet d’éviter d’intégrer les problèmes des « crimes » de Bemba dans le contexte global de la crise de l’Afrique centrale. Une crise où des crimes aussi abominables que ceux de Bangui ont été perpétrés, à plus grande échelle encore, avec un bilan catastrophique qui pourrait conduire à la Cour pénale internationale des chefs militaires, des hauts responsables politiques et même des chefs d’Etat toujours en fonction.
UN OUBLI INCOMPREHENSIBLE
Ce qui m’a le plus choqué comme congolais dans l’arrestation de Jean-Pierre Bemba, c’est l’oubli de ce contexte global dans lequel s’inscrivent toutes les accusations portées contre lui. L’oubli surtout de tous les acteurs du système criminel dont notre pays, plus que la RCA, a payé et paie encore aujourd’hui le prix le plus fort, avec 3 à 4 millions de morts pour lesquels on ne demande pas justice face à leurs assassins, face surtout à tous les prédateurs et pilleurs actuels qui massacrent encore le peuple en le maintenant dans la misère, dans l’abandon social et dans l’indigence absolue.
Tout se passe comme si on voulait juger l’individu Bemba sans du tout lier ses actions au système de guerre dans lequel se sont retrouvés la plupart de ceux qui sont aujourd’hui aux affaires au Rwanda, en Ouganda, en RDC et en RCA. S’il y a eu crime et s’il doit y avoir châtiment, je trouve regrettable que tous les acteurs du système ne soient pas indexés comme criminels présumés. S’en tenir à « Bangui 2002 » en oubliant toutes les stations de massacres qui jalonnent le destin de l’Afrique centrale ces dernières années, c’est prendre l’arbre pour la forêt. Le système pénal international tel qu’il fonctionne actuellement a tendance à verser dans ce défaut et à nous faire croire qu’il y a eu des crimes sans système criminel et que quelques boucs émissaires choisis au gré de certaines personnes suffiront à calmer les haines et à donner l’impression que justice a été faite. Il n’en est rien. Nous devons avoir le courage d’analyser tout le système du crime, d’en dénombrer tous les acteurs, de mesurer les responsabilités des uns et des autres et de penser le droit non seulement en terme de punition des criminels, mais la possibilité d’une réconciliation pour bâtir une nouvelle société.
Il est frappant de voir que l’arrestation de Bemba est présentée toujours en termes de « crime et châtiment », et non en celui de « vérité et réconciliation », ou plus exactement en terme de « justice, vérité, paix et réconciliation ». Je crains que la Cour pénale internationale soit conçue selon un système culturel qui ne pourra jamais nous aider en Afrique à résoudre les problèmes de fond que posent le système criminel qui s’est installé dans nos sociétés et que l’on a vu ces derniers temps en œuvre au Libéria, en Sierra Leone et au Rwanda, avant l’embrasement de la RDC et de la République centrafricaine.
Sommes-nous sûrs que la CPI soit le lieu juridique le plus indiqué pour traiter des crimes comme ceux qui sont reprochés à Jean-Pierre Bemba et qui exigent une logique plus humaine que celle du crime et du châtiment ? J’en doute fortement. Et j’ai raison d’en douter dans la mesure où le mode de fonctionnement de cette cour est trop lié aux jeux d’intérêts politiques de l’ombre pour pouvoir en même temps dire le droit, restaurer une société dans son être et lui redonner toute la force de ses harmoniques de fond, de ses utopies de paix globale et durable.
CE QU’IL FAUT MAINTENIR
Dans la réflexion que je mène ici, je n’aimerais qu’on ait l’impression que je veux défendre Jean-Pierre Bemba en le lavant de tout soupçon concernant ses responsabilités comme chef de guerre. Il ne s’agit pas de cela. Je suis plutôt convaincu que son arrestation représente une bonne leçon de choses pour tous ceux et toutes celles qui s’engagent dans la voie de la violence comme manière de gérer les problèmes de nos sociétés. Tous et toutes devraient savoir que « nos actes nous suivent » et que nous sommes responsables de tout se qui se fait en notre nom partout où on le fait. Tous et toutes doivent apprendre que des institutions internationales fonctionneront désormais sur le long terme et qu’elles pourront poursuivre tout criminel, où qu’il soit, pour qu’il rende compte de ce qu’il a fait contre l’humain. Qui que l’on soit, chef d’Etat ou chef d’armée, homme d’affaires ou dirigeants religieux, on devrait savoir qu’on est, tous et toutes, logé à la même enseigne et que l’œil de la justice nous regarde dans la conscience, désormais mondiale, qui est celle de l’humanité tout entière.
Il ne faut pourtant pas que la justice à faire valoir dans ces conditions soit celle de la raison du plus fort, ni celle de l’hypocrisie et du mensonge, ni celle de la double vérité et du double langage, ni celle du châtiment qui détruit au lieu d’être celle de la vérité qui libère et qui réconcilie.
Maintenant que Bemba est dans les mailles de la justice internationale, il est de notre devoir de tout faire pour que la justice devant laquelle il se présentera puisse être une justice qui dit le vrai, qui met en lumière toutes les responsabilités, et qui s’inscrit moins dans la perspective du châtiment que dans celle de la construction de l’avenir sous le signe de la réconciliation et de la paix. Une telle justice ne peut pas concourir à l’élimination politique du chef du MLC, comme beaucoup de ses adversaires et ennemis l’escomptent maintenant. J’espère qu’elle ouvrira de nouvelles perspectives pour une politique de l’humain où Jean-Pierre Bemba retrouvera sa place non pas comme un gladiateur impitoyable et un chef de guerre sans pitié, mais comme un homme converti à l’essentiel de l’humain par l’épreuve qu’il aura traversée.
Kä Mana: Philosophe et théologien